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Faire conflit, un acte politique pour développer la coopération

Publié dans "Lien social", quinzomadaire indépendant d'actualité sociale Septembre 2020

Faire conflit, un acte politique pour développer la coopération dans les équipes de travail social. C’est un acte de courage managérial.

Retranscription de l’article :

Les managers et les équipes sont à un moment où faire conflit est le levier d’action pour mieux travailler ensemble

La crise de notre modèle a mis le focus sur le principe physique de « globalité » : quand un système est perturbé, cette perturbation retentit sur les systèmes coexistants, leurs éléments se combinent, se contrarient parfois.
Lorsqu’on cherche à trouver des solutions, notre analyse est souvent linéaire, une cause – un effet, séparant les éléments sans les relier alors que la solution réside plus sûrement dans la prise en compte de la complexité faite d’interdépendances.
Il en va de même dans le système-équipe de travail. Lorsque l’équipe dysfonctionne, se pose la question de coopérer dans la complexité.
Et si pour mieux travailler nous recherchions de la fraternité en explorant nos différences ? Allons-y !

Nous sommes des êtres humains pétris de paradoxes : nous revendiquons les différences comme des richesses et parallèlement nous éprouvons des difficultés dans les relations aux autres. Le travail en équipe nécessite de « faire avec » l’altérité. Ce n’est pas toujours évident. Parfois, des peurs se déclenchent, liées à un danger réel, exagéré ou imaginaire en écho à notre histoire.
Elles se renforcent par manque de connaissance et de reconnaissance mutuelle. Elles se transforment en violence contre les autres : jugement, mise sous pression, rejet, rébellion. Elles peuvent aussi devenir violence contre soi : désengagement, soumission, auto- dépréciation, épuisement.

Dans ces différentes formes de violence, la norme sociale de bienveillance et la loyauté érigées en dogme empêchent la coopération. Ainsi, une personne craignant que des informations lui soient cachées, se sent mise à l’écart. Elle se montre hyper contrôlante, tente de s’abriter derrière une remontée d’informations exagérée. Son anxiété induit chez les collègues de la méfiance, l’impression d’être « mis sous pression », qui renforcera sa croyance d’être écartée.
Les modalités organisationnelles en plateformes, porteuses de complexification, peuvent également générer des craintes.

Face à ces difficultés, on « arrondit les angles », « le temps fera les choses ». Dès lors l’équipe fonctionne « à merveille ». Sur des sujets sans risque.

Par exemple, cette structure médico-sociale où les managers se succèdent, sans résister à l’équipe qui a « pris le pouvoir ». Personne ne nie le problème, en même temps personne n’y remédie vraiment. La Direction rappelle régulièrement le cadre, les règles et les attendus. En apportant des remèdes au symptôme, l’impression de tourner en rond est forte. Une rustine est collée. Le vrai problème n’est pas traité et les violences perdurent : la Direction « met la pression » pour atteindre les objectifs, les professionnels se cachent derrière une apparente confiance mutuelle, multiplient les violences verbales, le non-respect du cadre. Chacun s’ancre dans ses rigidités.

Que faire alors ? Relever un nouveau défi : faire conflit ! Dépasser l’illusion de l’harmonie !

Puisque tout ou presque nous amène à nous confronter, le conflit est sain, nécessaire. Il fait partie de la vie émotionnelle des groupes qui existent avec la diversité des personnes, des opinions et des compétences. La confusion entre violence et conflit empêche d’agir collectivement car le conflit fait peur, renvoie à la peur que l’autre nous fasse violence. Nier la conflictualité en cherchant toujours l’harmonie, revient à empêcher la coopération et l’apprentissage du conflit. C’est la violence qui est inacceptable, pas le conflit.

Faire conflit, c’est explorer les différences pour devenir plus lucide et plus conscient des obstacles et des peurs pour justement sortir des violences.
Décider de faire conflit quand les équipes dysfonctionnent et souffrent, c’est poser un acte de management courageux.
C’est prendre le risque de relations sincères, renoncer à une certaine tranquillité, sans savoir ce qui va se dire, s’éprouver dans le groupe, ainsi permettre à chacun de dire sa réalité d’une situation.
Dans cette prise en compte de la vie émotionnelle de l’équipe, il y a remise en cause du triptyque managérial « planification, organisation, contrôle ».
Bien-sûr le manager qui initie ce dispositif ne réglera pas toute la complexité collective. Le manager n’est pas tout-puissant, il choisit d’explorer de nouvelles marges afin d’éviter des réponses toutes faites qui viendraient de trop de verticalité.

Ce dispositif dit « intervention en Thérapie Sociale » est une approche transdisciplinaire pour laquelle « La fraternité inclut le conflit ».

L’équipe est accompagnée dans un processus pas-à-pas où chaque participant va partager sa réalité. Au début, chacun porte un masque social puis les peurs se disent, une confiance s’installe, les souffrances se partagent, chacun peut exprimer ce qu’il vit concrètement dans l’équipe : « je me sens à part », « c‘est toujours moi qui l’ouvre », « ça fait des mois que je le dis ». Les personnes se rencontrent dans leurs différences et grâce au dialogue vont explorer la complexité de leurs relations. Elles vont regarder leurs a- priori, leurs suppositions. C’est un chemin pour sortir du piège de s’accuser les uns des autres.
Le conflit apparaît au moment où chacun sent que les problèmes viennent le plus souvent de la façon de s’accrocher à ses opinions, ses représentations. Ce processus est organique, on sent que sa pensée est participative. Quand leurs peurs sont calmées, les attitudes sont moins réactives et plus créatives. On accepte de se montrer aux autres tel qu’on est.
On se réapproprie les problématiques, on retrouve un pouvoir agir. C’est l’étape de responsabilisation qui ouvre une discussion pour décider ensemble d’actions à venir. Parfois on trouve juste un petit dénominateur commun. Il n’y a pas de magie. Mais la reprise en mains par les professionnels est puissante.

Un exemple, ce Sessad dont l’équipe est issue de deux sources, suite à une fusion-absorption, éloignées dans leur façon de travailler et de penser les accompagnements. Chacun défend son point de vue, et se cantonne dans « c’est comme ça et pas autrement ». La Direction élabore avec un intervenant un dispositif de thérapie sociale dont l’objectif est de « Travailler de façon plus confiante et plus fluide ensemble ». Au cours d’ateliers, les personnes partagent leurs souffrances et leur vision de ce qui leur pose problème. Les peurs s’apaisent, les violences sont suspendues. La responsabilisation est alors possible et des engagements motivants sont pris au service de plus de confiance et de plus de fluidité dans le collectif de travail. On se sent compris et à sa place. La confiance ainsi restaurée permet de se reconnaître plus en tant que collègues et moins comme adversaires.

Le processus de thérapie sociale contribue à créer des équipes et des organisations apprenantes dans lesquelles chacun s’enrichit des autres. Chacun se sent devenir partie prenante d’une intelligence collective et grâce à davantage de compréhension, le collectif d’individus devient une équipe.

L’enjeu est d’instaurer la conflictualité comme outil de maintenance périodique de l’équipe pour faire équipe durablement, soit favoriser la coopération dans une approche préventive soit remédier aux difficultés dans une approche curative.

Assumer de faire conflit, c’est contribuer à la transformation d’un système de management dans lequel la verticalité des décisions crée trop de rigidités. La conviction à défendre est celle d’une vision du monde plus ouverte, plus libre en paroles et en liens. Ensemble, les managers et les équipes peuvent construire leur coopération pour retrouver motivation et puissance d’agir.

A lire :
Bien vivre avec les autres – Charles Rojzman – Larousse
Eloge du conflit – Miguel Benasayag et Angélique del Rey – La découverte

Article - Manager, est-ce vraiment un « bullshit job » ?
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